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Comprendre la crise communautaire chez les Peuls : Une approche historique.

Dernière mise à jour : 28 mai 2023


La crise économique malienne combinée à l'apparition de groupes armés insurrectionnelles a entrainer une contestation de la hiérarchie sociale au sein de la communauté peule. Cet ordre social, renforcé par la politique de décentralisation et de compétition électorale régionale des années 1990, connaît des changements importants. En effet, la décentralisation a eu un impact sur les pouvoirs locaux, en renforçant certains et en affaiblissant d'autres. Une étude approfondie de Boureima Maïga sur l'accès aux pâturages dans le delta intérieur a montré comment les "Dioro[1]" ont pu jouer un rôle actif dans la sphère politique locale au milieu des années 1990 grâce aux progrès de la décentralisation. Ces "maîtres de l'herbe" sont parvenus à obtenir des postes de maire et à consolider ainsi leur influence au détriment de leurs "cadets sociaux" (Boureima, 2005).


Cette ascension politique des "maîtres de l'herbe" a renforcé le déséquilibre du système de pouvoir local et a eu un impact considérable sur la dynamique sociale de la région. Grâce à leur position de maire, ils disposaient de plus de pouvoir et de ressources, ce qui leur permettait d'exercer une influence considérable sur les décisions politiques et économiques locales. D'un autre côté, cette consolidation du pouvoir a aggravé les déséquilibres au sein de la société, car les cadets sociaux se sont retrouvés coincés et sans recours, ce qui a rendu plus difficile, pour eux, l’accès aux ressources et aux opportunités (Boureima, 2005).


Ainsi, la crise économique et l’ascension politique des "maîtres de l'herbe" conjugué à l'apparition de groupes armés ont exacerbé les tensions sociales en induisant une remise en question l'équité et la stabilité de l'ordre social établi. La concurrence pour le pouvoir politique et les ressources s'est intensifiée, entraînant des divisions et des rivalités au sein des communautés locales. Cela a contribué à affaiblir davantage l'ordre social existant, a sapé les fondements de la cohésion sociale et a ouvert la voie à l'émergence de conflits et de protestations (FIDH, 2018).


Au sein de la société sahélienne, notamment parmi les communautés Peuls, Touaregs, Maures et Arabes, l'influence de l'islam a engendré un système social caractérisé par des hiérarchies rigides, qui confinent les individus dans un ordre social duquel il est ardu de s’affranchir. Sous la direction de Seku Amadou (Amadou I), le djihad peul du 19e siècle a renforcé l'esclavage au sein de nombreuses communautés qui résistaient à abandonner leurs croyances africaines traditionnelles. Ces croyances étaient qualifiées de "païennes" par toutes les autorités religieuses islamiques qui se sont succédé dans la région. Un exemple frappant de cette situation est l'assujettissement des individus des peuples somono, dogons, bambaras, etc., qui furent réduits à l'état de vassaux ou d'esclaves.


Dans son ouvrage "L'empire peul du Macina", Hampâté Ba rapporte un échange intéressant entre Amadou Seku (Amadou II) et le marabout Ahmad al-Bakkay al-Kunta de Tombouctou. À l'époque, Tombouctou était dirigée par les cheikhs Kunta, un clan issu des peuples bédouins arabes Kunta qui s'étaient installés au nord du Mali et au sud de la Mauritanie entre le 16e et le 17e siècle (Schmitz, 2000).


Les relations diplomatiques entre Macina et Tombouctou ont été gravement compromises en raison d'une impasse politique. Les habitants de Tombouctou ont exprimé une grande joie à la suite de la mort de Seku Amadou, car celui-ci avait imposé un tribut à la ville et mis en place des réformes islamiques strictes, telles que l'obligation de porter le voile, l'interdiction de la musique et du tabac, et bien d'autres mesures du genre. Cette situation a créé une tension entre les deux régions et le Macina qui ne pouvait tolérer un tel affront de la part d'une ville vassale était prêt à imposer un tribut encore plus élevé ainsi qu'un blocus sur Tombouctou (Bâ, 1962).

En sa qualité de responsable de la ville de Tombouctou, Ahmad al-Bakkay al-Kunta devait apaiser les tensions. C'est ainsi qu'une rencontre diplomatique a eu lieu entre Amadou II et Cheikh al-Bakkay. Durant cette rencontre, Al Bakkay suggéra à Amadou II d’accomplir ce que feu Sékou Amadou avait promis de faire s'il avait vécu plus longtemps, c'est-à-dire accorder plus d'autonomie à Tombouctou. Il poursuivi avec une série de questions et de propositions qui tendraient à normaliser les relations. Parmi celles-ci, une question a retenu notre attention : « Pourquoi les Dogon de la montagne et les Somono sont-ils réduits en esclavages ? » il ajoute ensuite la question de l’affranchissement des Somono (Bâ, 1962).


La réponse d'Amadou II fut la suivante : premièrement, « les Dogon étaient déjà réduits en esclavage bien avant l'arrivée de Hamdallaye[2]. Les juristes musulmans des époques précédentes ont établi une liste de groupes soudanais susceptibles d'être réduits en esclavage. Le Tarikh el Fettach les cite : Somono, Tombo, Tangaratibé, Diara Korobakari, Korongoy, etc. Cependant, cette liste n'a pas été établie selon nos propres lois ou instructions et nous ne pouvons donc pas la modifier ». Deuxièmement, « les Somono n'ont pas été libérés de l'esclavage par une action de Hamdallaye sous le règne de mon père (Seku Amadou). Je ne peux pas changer leur condition. Mais il va de soi que tout Somono qui accepte sincèrement l'islam ou qui se rachète à son maître n'est plus considéré par nous comme un esclave. Un affranchissement accordé aux Somono suite à ton intervention ne serait pas valable selon la loi » (Bâ, 1962).


La situation sociale actuelle de la communauté peule est fortement marquée par ces pratiques qui ont perduré dans la mémoire collective. Cette structure sociale crée des catégories de "dominants" et de "dominés", elles-mêmes subdivisées en sous-catégories (Thiam, 2017). Les Rim'be (les castes supérieure) jouissent d'un meilleur statut par rapport aux Neenbe (classe intermédiaire) et aux descendants des Riimaay'bé (descendants d'esclaces, cadets sociaux). Ces distinctions de statut, héritées en grande partie de l'empire islamique peul du Macina, font partie d'un ensemble de règles et de pratiques qui organisent l'économie politique de l'élevage et de l'agriculture dans le delta du Niger. C'est précisément cet ordre social qui est actuellement remis en question par une partie des insurgés djihadistes, principalement issus de castes considérées comme "inférieures" et que nous appelons "cadets sociaux".


Ces insurgés contestent les hiérarchies établies, remettent en question les privilèges des "nobles" et tentent de remodeler les rapports de force existants. Cette dynamique de contestation sociale et politique illustre les tensions et les conflits inhérents à la société sahélienne, où les différences de statut et de pouvoir sont profondément enracinées. Elle illustre également les aspirations des "cadets sociaux" à une plus grande justice sociale et à un accès égal aux ressources et aux opportunités économiques. En ce sens, les changements sociaux et politiques en cours dans la région reflètent les aspirations profondes des individus et des groupes marginalisés à une société plus égalitaire et plus inclusive.


On notera que les aspirations des "cadets sociaux" ne se limitent pas à la recherche de l'égalité sociale et économique, mais incluent également le désir de renverser les positions sociales établies et de rétablir une hiérarchie sociale inversée par rapport à celle existante. Cette idée trouve ses racines dans nos enquêtes sur le terrain et l'histoire de la région. Les ancêtres des "cadets sociaux" actuels ont été opprimés et marginalisés pendant des siècles par ceux qui jouissent aujourd'hui de privilèges et de pouvoir[3]. Il est intéressant de noter que ce désir de bouleversement social est aujourd'hui associé à des mouvements djihadistes qui exploitent les frustrations et les aspirations des "cadets sociaux" pour faire avancer leurs propres agendas économiques, politiques et religieux. En utilisant la rhétorique de la justice sociale et en proposant une alternative à l'ordre social existant, ces groupes djihadistes tentent de mobiliser et de recruter des individus qui se sentent marginalisés et exclus du système dominant.


Toutefois, nous gardons à l'esprit que tous les "cadets sociaux" ne dépendent pas tous des mouvements djihadistes et que leurs aspirations peuvent différer. Certains aspirent à des changements sociaux pacifiques et à des réformes politiques pour parvenir à une plus grande égalité, tandis que d'autres sont attirés par des idéologies radicales et la violence pour atteindre leurs objectifs.


Il est donc essentiel de reconnaître la diversité des motivations et des aspirations au sein de ce groupe. En analysant ces dynamiques sociales et historiques complexes, il apparaît clairement que les défis de la justice sociale et de la stabilité politique dans la région du Sahel ne peuvent pas être relevés uniquement par des solutions militaires. Il est nécessaire de prendre en compte les revendications légitimes des "cadets sociaux" et d'œuvrer à la construction d'une société plus juste, dans laquelle les inégalités sont réduites et les opportunités équitablement réparties


 

SOURCES


Bâ, A. H. (1962). L'empire peul du Macina : 1818-1853. Paris: Mouton.


SANGARE, B. (2016, Mai). GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ (GRIP). Récupéré sur Le Centre du Mali : épicentre du djihadisme ? : https://www.academia.edu/37751315/NOTE_DANALYSE_Le_Centre_du_Mali_%C3%A9picentre_du_djihadisme


FIDH. (2018, Novembre). Dans le centre du Mali, les populations prises au piège du terrorisme et du contreterrorisme, Rapport d’enquête. Récupéré sur fidh.org: https://www.fidh.org/IMG/pdf/fidh_centre_du_mali_les_populations_prises_au_pie_ge_du_terrorisme_et_contre_terrorisme.pdf


Sandor, A., & Campana, A. (2019, Nov 17). Les groupes djihadistes au Mali, entre violence, recherche de légitimité et politiques locales. Canadian Journal of African Studies / Revue canadienne des études africaines.


[1] Le titre de "Dioro" était donné au responsable ou au maître des pâturages d'une province pastorale de l'empire islamique du Macina. Cette position est maintenue tant bien que mal, à cause d’une hybridation alliant normes traditionnelles et les législations gouvernementales. Le Dioro est chargé de veiller à la discipline lors de l'accès des troupeaux aux pâturages du delta et de collecter des taxes sur chaque troupeaux qui accède aux ressources. Ce rôle est transmis de génération en génération entre descendants de famille nobles. [2] Hamdallaye, qui se traduit par « louange à Dieu », est une ville située dans la région de Mopti au Mali. Elle se trouve à environ 37 km au sud de Mopti. La ville a été fondée en 1818 par Sékou Amadou dans le but d'en faire la capitale de l'empire peul du Macina. [3] Information recueillis auprès de membre de l’association Tabital Palaaku par l’auteur en Juin 2020.


Dans cette étude, les castes dominées sont appelées "cadets sociaux", en référence à la notion de « minorité » d’après le philosophe Axel Honneth. Il ne définit pas la minorité comme un concept quantitatif, mais comme un groupe de personnes considérées comme immatures dans la société. En d'autres termes, ils sont considérés comme incapables de se développer socialement sans être guidés par une autre personne. Par conséquent, les mineurs n'ont aucun contrôle sur leur être et ne possèdent pas d'identité propre. L'identité qui leur est conférée provient de leurs aînés sociaux. De la même façon, un aîné n'est pas non plus quantifiable, il est le modèle dominant. Ils représentent la valeur à laquelle le reste du groupe doit se conformer. (Honneth, 2000).

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